
Or, passant devant sa statue, lors d’un voyage antérieur, j’ai pensé voir briller son regard, mais quand j’ai tourné la tête, son œil n’était que pierre. Je ne m’en suis pas moins incliné, et ai poursuivi mon chemin. Et j’ai vu un merveilleux paysage, qui me paraissait rempli de force, dont l’âme presque était palpable. La forme des rochers était celle d’un être vivant - et je crus un instant qu’ils dissimulaient l’ogre Cyrnos, l’esprit même de la Corse, le père de Captain Corsica! Les pierres entassées et soudées entre elles, enracinées dans les profondeurs - comme eût dit Ovide -, me regardaient sans yeux d’un air sombre et hautain.
Elles étaient sans doute la partie supérieure de gigantesques tours encastrées dans le sol, autour desquelles s’étaient amoncelées les sédiments, la terre, le sable, formant à la fin cette montagne qui à la pointe du Cap domine la mer de si haut! Lovecraft avait raconté plaisamment l’histoire d’une momie enfermée au fond d’une tour, et vivante, quoique née plusieurs millénaires auparavant: elle monte au sommet, ouvre une porte, et voici! elle se retrouve au niveau du sol. Là où Lovecraft était fantaisiste était qu’il feignait que cette momie, qui assumait la narration, ignorait son propre sort: je ne crois pas que ce soit le cas de Cyrnos ou de ceux qui gardent en son nom cette obscure forteresse!
Depuis le sentier, le regard plongeait vers la mer, loin en contrebas; ses plis, en se pressant autour de ce point de l’île, lui donnaient également un air vivant. De haut, on comprenait soudain pourquoi les Capcorsins passaient pour connaître mieux que quiconque les courants cachés de l’étendue amère: ils étaient visibles, depuis ce poste d’observation; on pouvait les sentir, les percevoir, tels des forces ayant une logique et une volonté propre. Ils venaient en quelque sorte baiser les pieds de Cyrnos, ils lui étaient soumis!
De surcroît le paysage de la pointe du Cap Corse était verdoyant et fleuri, comme imprégné d’une vie exceptionnelle: point de convergence des puissances élémentaires, il vibrait d’un feu caché qui explique à soi seul que les anciens y aient bâti un temple: nul raisonnement n’a présidé à leur action; il n’y eut qu’un sentiment profond de la terre, une forme de clairvoyance.
Et de fait, il n’est pas besoin de se retrancher dans de vieux livres pour saisir l’infini, disait Victor Hugo: nul besoin de s’enfermer dans un monastère! On peut, en observant la nature, sentir monter en soi l’image de ce qui l’habite dans l’invisible, et qui se relie à la divinité, au Ciel. Car l’éclat qui luit à tel ou tel endroit sur terre ne vient pas d’ailleurs: il est le reflet de la clarté des astres. Cyrnos vit sur terre, mais il est né dans les étoiles.